Contrairement à ce que l'on peut penser, il vient d'une famille rangée et bien riche, n'ajoutant qu'à sa disgrâce le poids d'être le fail familiale.  × Il était pourtant un gamin adorable, mais comme le lait, ça peut tourner. × À 17 ans, il s'est sauvé de sa vie et de sa ville, savez, pour voler de ses propres ailes et se les casser. × Et il s'est pas raté. × Mauvaises fréquentations, mauvaises consommations, ça vaut ce que ça vaut et ça donne ce que ça donne, qu'on en dise, il trouvait ça cool, comme tout con qui se respecte. × C'était beau, c'était grand, c'était la liberté, jusqu'à ce que ça le fasse enfermer. × C'est ce qu'on pourrait appeler "péter une durite", mais ce pauvre mec, il l'a tabassé à mort. × Meurtre au second degré, enfermement à perpétuité avec possibilité de libération conditionnelle après 10 ans, s'il est sage, très sage. × Il avait 22 ans et il en a maintenant 32, c'est la définition même du terme "gaspiller sa vie". × Il revient tout juste à Adélaïde, sa ville natale, non pas qu'il l'aime particulièrement, mais il n'a pas eu trop le choix, sa libération l'obligeant à rester à portée de radar. × Ses parents n'ont pas eu l'air charmé de la nouvelle. × Sa sœur, elle ne le sait pas encore. × Il a l'intention d'essayer de remettre de l'ordre dans sa vie, ne serait-ce que pour éviter de retourner en tôle. × Plus facile à dire qu'à faire, car y'a des jours où il a franchement l'impression d'avoir "je sors de prison" de tatouer dans le front. × Cela dit, pas question qu'il change son style pour autant. × Le cuir et les chemises carottées, y'a que ça de vrai. × Il fume et non, il n'a pas l'intention d'arrêter. × On ne le croirait pas, mais il adore les gamins. × C'est un excellent menteur, quand il n'est pas d'une franchise à vous faire grincer des dents. × Il a horreur des mascottes, mais ce n'est pas sa faute, il a été traumatisé par une banane humaine quand il était môme. × Il n'aime pas tellement les bananes non plus pour tout dire. ×

«Mais pousse toi putain!»

Je relève aussitôt les yeux. Non pas que je me sente interpellé par le sobriquet de putain, mais plutôt parce que la tronche de pélican qui me l’a craché au visage est très exactement à moins de cinq centimètres de la mienne et que c’est largement dépassé le périmètre de sécurité. J’en reste d'ailleurs perplexe, cherchant à comprendre la raison de cette hostilité, jusqu’à ce qu’il me pointe le cabestan à côté duquel je me suis arrêté – vous noterez aussi qu’il exagère bien son geste comme s’il croyait s’adresser au premier débile venu et que je n’étais pas fichu de comprendre. Il y a dix ans, je lui aurais probablement enfoncé la tête dans le cul, mais voilà, la dernière fois que j’ai fustigé la gueule d’un mec, il a fini six pieds sous terre et moi en tôle, autant éviter de recommencer l’exploit. Je me contente donc de me décaler d’un pas, bâillonnant de l’intérieur mon orgueil qui me brûle la gorge, alors que je retiens de justesse un « va te faire foutre » qui menaçait de glisser de mes lèvres. Et alors que je m’apprête à m'effacer, il tourne la tête pour me toiser. Je le fixe à mon tour, l’air bête, mais toujours avare de mes mots. Puis c’est lui qui me dévisage d’abord.

«Non, j’y crois pas. Hendry?»

Non merci. Dans une tentative d’évasion bien délibérée, je pivote rapidement sur mes talons pour lui tourner le dos, plus que jamais déterminé à aller me faire voir ailleurs. Car ouais, après dix ans en prison –et un retour incognito dans ma ville natale-, la dernière chose dont j'ai envie, c’est d’être reconnu.

«Je savais pas que t’étais sorti…»

Mais visiblement, il savait que j’y étais entré. Je m’arrête, me retourne vers lui, force un sourire. «Ouais, apparemment.»

Il hoche la tête, foudroyé d’un malaise alors qu’il vient probablement de réaliser qu’il aurait mieux fait de parler tarte aux myrtilles, plutôt que de faire allusion à mon temps à l’ombre, surtout que j’y étais pour meurtre, et qu’accessoirement, il vient tout juste de me klaxonner de me casser de son chemin. Pour ma part, j’aurais du mal à dire qui il est exactement et ça doit probablement se lire sur mon visage.

«Je suis le mari de Marina…tu te souviens?»

Je me souviens de Marina et lui, oui. Je ne savais pas qu’ils étaient mariés, non. C'est con. Pour eux, pas pour moi. J'ai du mal à concevoir que des amoureux du lycée puissent finir ensemble. Moi, si j'avais dû épouser ma copine de l'époque, j'aurais plus qu'un meurtre sous le bras.

«Je me souviens. J’ai été arrêté, pas lobotomisé…» Ce serait dans son intérêt de ne pas me rouler sur les hormones en plus. Il ricane ou s’étrangle avec sa salive, faut voir. Et je souris à nouveau parce que j’ai pas non plus envie de passer pour un fou furieux et potentiel tueur en liberté. J’ai fait une erreur y’a dix ans, j’ai payé pour et je crois avoir retenu la leçon - la prochaine fois que je tuerai un mec, je prendrai un flingue. Je rigole. «Tu salueras Marina de ma part», que je lui glisse en pinçant une cigarette entre mes lèvres. Il hoche de nouveau la tête, toujours aussi éberlué. À croire qu'il vient de voir un fantôme. Ce qui n'est pas entièrement faux.